L’EXPERIENCE D’UN SCIENTIFIQUE SANS DOMICILE FIXE – Histoire espagnole

            La sieste espagnole est légendaire et on la respecte aussi à l’université. Pour déjeuner et faire ensuite la sieste, mes collègues espagnols rentraient chez eux. Alors je restais seul avec un sandwich que j’avais préparé moi–même. Je ne mettais pas longtemps à le manger. En même temps, je demandais pardon à notre cantine universitaire, subventionnée par l’État, d’avoir fait toutes ces blagues et remarques ironiques sur sa distribution massive de nourriture pour bétail. Cette appréciation tardive de notre façon de nourrir collectivement les employés de l’université avait sa raison d’être. Mon menu quotidien actuel semblait être celui d’un amnésique : tous les jours la même chose. Après un petit déjeuner à base de yaourt, relativement luxueux, et un déjeuner constitué d’un sandwich, œuvre d’un véritable amateur (pain, beurre et un morceau de fromage), le soir c’était toujours la même chose qui m’attendait chez moi. Une soupe en sachet. L’explication est simple. Je ne sais pas cuisiner, la seule chose que j’arrive à faire, c’est la soupe en sachet. La variété de soupe importait peu, je l’améliorais à chaque fois avec les mêmes choses – pommes de terre bouillies et saucisses coupées en rondelles. Je n’avais pas d’argent pour aller au restaurant. Ma bourse était déjà mince, sans compter une assurance maladie misérable qui n’avait pas prévu des problèmes dentaires récurrents. Je mettais aussi de côté de l’argent pour une excursion que j’avais prévue en Andalousie. Et évidemment aussi pour acheter des cadeaux en prévision du retour. Il vous faut bien admettre qu’à côté de toutes ces dépenses, la nourriture était secondaire.

Španielsko, ilust. Vanek
Španielsko, ilust. Vanek

Grâce à ce régime, non seulement j’ai bien maigri mais après un certain temps j’ai commencé à rêver de nourriture. Surtout de viande. J’avais déjà une certaine expérience du jeûn pendant mes stages scientifiques. Lorsque j’étais en stage à Prague, peu après avoir terminé mes études, ma bourse arrivait parfois en retard. J’étais donc obligé d’emprunter de l’argent aux collègues plus âgés. Mon dîner de survie (parfois déjeuner et dîner en même temps) se réduisait à la plus petite saucisse grillée possible, avec de la moutarde et un maximum de pain, que j’achetais à un kiosque de la place Venceslas. Une fois j’ai été sauvé par le secrétaire général du parti communiste russe, Konstantin Černenko en personne. Il est mort juste le jour où je me suis de nouveau retrouvé sans un sou. J’avais acheté depuis longtemps un billet pour aller au théâtre. A cause du deuil national, la représentation a été annulée, on m’a remboursé le billet et j’ai pu me rendre sur la place Venceslas pour y manger une saucisse au lieu d’aller me cultiver. Le problème de mon séjour en Espagne était que je me nourrissais d’une façon très monotone. Si j’ai survécu pendant ces trois mois, c’est grâce à  trente-trois soupes en sachet, pas moins.

Vers la fin de mon séjour, j’ai pu me ménager une petite semaine de liberté pour aller enfin visiter les célèbres sites touristiques de l’Andalousie. Je voulais tout voir et puisque je n’avais pas beaucoup d’argent je logeais dans les hôtels les moins chers, je prenais des bus de lignes locales et par principe, en ville, je marchais. C’est ainsi que j’ai arpenté à pied Cadix, Algésiras, fait un saut à Ceuta sur la côte africaine, visité le Gibraltar britannique, que j’ai exploré l’alcazar de Malaga et que j’ai, avec le même enthousiasme, vaincu les différents monuments de Grenade. Un plan de la ville à la main, je m’attaquais inlassablement à toutes les curiosités touristiques jusqu’à ce que je m’arrête stupéfait devant une église. Le fait que mon petit guide touristique ait ignoré ce monument m’a troublé. J’ai hésité un instant. La foule silencieuse et mystérieuse qui s’était rassemblée devant l’église et qui venait juste de se mettre en marche, m’a attiré. J’ai suivi par curiosité ces personnages silencieux. Ils ne se saluaient pas entre eux, ils ne se parlaient pas. Je me suis retrouvé avec eux dans une espèce de grande entrée, c’était une sorte de salle d’attente conventuelle où tous ces inconnus ont automatiquement repris leur attitude patiente. Avant d’avoir pu réaliser que de toute évidence, en tant qu’étranger, je n’avais rien à faire dans cette communauté fermée, les portes se sont ouvertes. Un moine est arrivé et a invité tout le monde à entrer. Il a pris soin de me convaincre que cette invitation s’adressait aussi à moi et je suis donc entré.

Dans la grande pièce où je me suis retrouvé avec les autres, j’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait. C’était le deuxième service dans une salle à manger grande et propre où l’on servait des repas aux SDF. J’avais faim et puis j’étais curieux. Alors je suis resté. Puisque je ne parle pas l’espagnol, j’ai préféré ne rien demander, juste imiter ce que faisaient mes compagnons. Ce n’était pas difficile, dans cette communauté de taciturnes, personne ne faisait attention aux autres. Tous se concentraient exclusivement sur la nourriture.

Une épaisse soupe de poisson pour commencer, avec du pain blanc, avait déjà bien éprouvé mon estomac d’ermite. L’assiette était remplie à ras-bord et on vous resservait à la demande. Mes voisins à table ont automatiquement demandé à être resservi. Je les ai surveillés du coin de l’œil. Ils n’avaient pas mauvaise mine et n’étaient pas non plus mal tenus. A notre table, deux d’entre eux étaient même habillés avec un genre de costume, si vieux et usé que fût ce vêtement. Chacun avait sa gamelle. Quand on a apporté le plat principal, d’un mouvement habile et sans vergogne ils l’ont versé dans les  gamelles sous la table et en ont redemandé. C’était aussi du poisson, cette fois–ci accompagné de salade et de pommes de terre. La portion était de nouveau énorme mais de toute évidence cela ne posait aucun problème à mes convives. Certains ont même demandé d’être servis une troisième fois.

Nous nous sommes séparés de la même façon que nous nous étions rencontrés. Sans paroles. Avant de partir chacun a reçu un grand sac en plastique avec la quantité de pain coupé qui me suffisait en général pour une semaine de jeûne. Si j’ai bien compris, pour les habitués c’était la portion journalière. Avec ça nous avons encore reçu quelques tablettes de chocolat et une orange. Je suis parti en méditant silencieusement.

Deux rues plus loin, je me suis aperçu que ça allait mal. Je ne pouvais plus marcher. Je suis difficilement arrivé jusqu’à l’église la plus proche où je me suis tout bonnement étalé sur un banc. Je suis resté assis au moins une heure sans bouger. Je ne pouvais plus faire un geste, je pouvais à peine respirer. Après deux mois et demi de régime, le déjeuner des SDF était au–dessus de mes capacités. J’étais bourré à en exploser. Le temps de reprendre au moins ce qu’il me fallait de force pour me lever et partir, je me suis rappelé les paroles d’un savant célèbre qui disait : « La science, c’est du pain avec du beurre. Sans confiture. » Ce monsieur n’a probablement jamais eu l’occasion de prendre un déjeuner avec les SDF de Grenade. Et n’a jamais non plus entendu parler des soupes en sachet …

 

From a book (see in E-book form here) by Gustáv Murín: Le monde est petit – collection of travel stories in bilingual Slovak–French edition, Langues&Mondes–L´Asiathèque Publ., Paris, 2005.

Traduit par Diana Lemay

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